A propos de Nerval
Ce qui fait le charme des récits de Nerval, c'est la vie qui est dedans. Mais si cette qualité est remarquable, c'est parce qu'elle est rare et la plupart des écrits manquent de vie parce que, quand on nomme un objet, on l'isole en la séparant de son entourage. Dire "table", c'est distinguer "table" de "non table". Mais la vie est faite de relations, si on ne prend pas les relations en considération, on supprime la vie. Comme il est difficile de faire paraître les relations en parlant ou en écrivant, l'usage en sélectionne quelques unes, ou ne les fait figurer que dans un seul sens, et quand on vient à nommer un objet, celui-ci est privé de relations et le récit est privé de vie.
.Le lecteur ou l'auditeur peuvent corriger mentalement en ajoutant ce qui a été supprimé pour penser à "la chose et son entourage" ou à "la relation avec sa réciproque". S'il fait cela,, la lacune saute aux yeux et prend toute sa signfication. La chose sans son environnement, c'est, par exemple ce rapport qu'avait fait Mr Lesourne pour le président de la république sur l'éducation nationale. A chaque ligne, il répétait (sans le faire), que ce qu'il proposait devrait être réalisé en concertation avec les professeurs, mais le élèves n'étaient même pas mentionnés. La relation sans sa réciproque, c'est par exemple la Lybie qui vend de la drogue dans les banlieues en France qui lui vend des armes. L'amputation d'une donnée essentielle est plutôt la règle que l'exception.et le fondement de discours qui seraient impossibles sans cette amputation.
Car l'auditeur ou le lecteur peuvent aussi s'en tenir à "la chose séparée de son entourage". S'ils en prennent l'habitude, cela se répercutera sur leur mode de vie et les gens qui pensent comme ils parlent ont souvent exclu la vie de leur pensée.
Un exemple d'une autre sorte peut aider à comprendre le mécanisme. La perspective a d'abord été une invention. Le problème de donner une impression de profondeur sur un tableau plat ne peut être résolu que par des codes. Alberti les invente, d'autres les appliquent et cela fonctionne comme un enseignement. Si, une fois qu'on a réussi à produire l'illusion de la profondeur, on veut y ajouter l'illusion du mouvement, c'est un autre problème. Plusieurs s'y essayent et c'est ce qui fait des tableaux de bataille le "grand genre". Mais il est clair que cet enseignement est moins bien passé que le premier: le grand genre n'a pas enthousiasmé tout le monde; par réaction contre lui la nature morte a pris une certaine vogue; et quand on a voulu donner l'impression de la vie on on a utilisé le paysage, plus convainquant.
L'enseignement de la perspective, par contre, est tellement bien passé que lorsque Picasso utilise d'autres conventions, il choque ceux qui l'accusent de "ne pas respecter les lois de la perspective". Pour eux, le procédé de la perspective géométrique s'est transformé en loi et l'invention d'Alberti en découverte. Le code n'est pas pour eux une convention qu'on utiise comme un outil dont on peut changer, ni comme la règle d'un jeu que l'on applique pendant la durée d'une partie, mais une règle absolue qui vaut toujours et partout. On peut dire qu'ils sont prisonniers d'un seul jeu.
De la même manière, le conditionnement à désigner des objets sans penser à leur entourage peut restreindre le champ de la compréhénsion et faire de la vie elle-même un mystère pour les gens qui n'arrivent plus à penser à autre chose qu'à des objets nommés, donc séparés de leur entourage, donc sans vie. La formule "travailler plus pour gagner plus" illustre ce que donne cette tendance poussée à l'extrème. Mais en même temps c'est un énoncé percutant et d'une telle clarté qu'aucun autre ne pourrait rivaliser avec lui pour faire comprendre la distance qui nous sépare de cette manière de penser avec laquelle il est impossible de composer. La vie humaine y étant abolie et remplacée par la "vie éternelle", vous devez y acquérir des mérites à faire valoir dans un autre monde. Ces mérites vous sont comptés par des gens qui disposent de vous en ce monde. Vous êtes à leur disposition. Pour qu'aucune liberté ne soit consentie, on enchaîne. De même qu'on vous a dicté votre destin, vous dictez celui d'un autre.
Il faut le voir pour le croire, mais on le voit et pour pouvoir le comprendre, il faut détacher son attention de ces énoncés absurdes et monstrueux et prendre en considération le mode de propagation qui les diffuse, le religare de la religion, c'est-à-dire l'entourage de l'énoncé. Ce mode de propagation par imitation et répétition s'affirme d'autant mieux qu'il se transmet sans réfléchir. Ainsi, non seulement l'absurdité de l'énoncé ne gène pas sa propagation, mais elle est le garant de la souveraine suprématie du mode de propagation. Puisque l'absurdité du contenu ne fait pas obstacle à la propagation de l'enseignement, c'est donc que l'enseignement est le fondement de la vérité et que la vérité révélée peut tenir tête à n'importe qui. Donc, elle ne vient pas des hommes mais de Dieu.
CQFD
Mais, pour s'imposer, ce religare qu'on appelle aujourd'hui médiatique se croit souvent menacé par la rlation directe et pour conjurer cette menace la dé-montration combat ce qu'elle appelle avec mépris la "monstration". Elle oppose le théorème (de théos) au "monstre" qu'elle voudrait faire voir dans la nature et la nature humaine. C'est tout à fait général et l'histoire d'Adam et Eve ne fait qu'illustrer de manière imagée le problème d'un enseignement qui voudrait garder sous sa coupe les anciens élèves. Mais la nature et la nature humaine ont pour elles un atout que la "vie éternelle" donnée en référence prétend avoir mais n'a pas, et cet atout est la vie. Par contre cette vie ne passe pas facilement dans un livre. C'est pourquoi on peut lire Nerval qui réussit à l'y mettre. Plutôt que Sylvie ou Aurélia éreintés et disséqués par les commentaires imbéciles et gênants de la préparation au bac, lisez par exemple "Le voyage en Orient" moins commenté que vous découvrirez en lisant. Pour qui aime la vie, c'est un émerveillement.
Au moment de poster ce message, je relis ce que j'avais écrit à Antoine Compagnon sur le même sujet, et qui avait été insèré dans un colloque, il y a très longtemps, au siècle dernier
http://www.fabula.org/forum/colloque99/238.php
C'était la même idée, ou plutôt la même intuition, mais je ne connais pas de gens qui la partagent et qui le disent.