L'OBEISSANCE : respect et paralysie

Dürer ne s'occupe pas seulement d'illustrer l'écriture sainte. Il fait évoluer la représentation que les gens se font de la vie, à la manière dont j'intervenais dans une entreprise quand j'exerçais le métier de conseil extérieur. En reprenant la scène traitée par les beaux-frères Mantegna et Bellini, Dürer a gardé la conposition de leur tableau, mais a fait sortir le papillon de sa chrysalide, ce qui bouscule la règle du jeu. Certes, cela s'accorde avec le récit évangélique car au lieu de représenter la scène de la présentation au temple, il représente la scène de Jésus au milieu des docteurs. Mais ce n'est pas seulement l'illustration d'un récit qui considère les évènements successifs en observateur, c'est une métamorphose. L'image vénérable du sage est transformée en celle d'un vieillard hors d'usage, les jeunes mariés sont partis et le beau-frère agé se retire vers la droite. Il ne s'agit plus de prendre place parmi des dignitaires, mais d'agir. Les bouquins sont là, mais on les referme, leur autorité est passée et les mains se mettent en mouvement. On va passer à l'action.

Le remue-ménage que Dürer introduit dans la scène procède de Jésus-Christ, auquel nous savons que Dürer aimait prêter ses propres traits, et je ne pense pas que le tableau qui figure Jésus au milieu des docteurs fasse exception. Cette personnalisation écarte l'idée d'un pouvoir hérité ou délégué dont la représentation noie la puissance propre dans le faste, mais correspond à ce qu'un physicien nommerait écoulement laminaire et écoulement turbulent, si on peut considérer que le temps s'écoule. Mais, pour éviter de se laisser piéger par les analogies conceptuelles et leur tendance à produire de la représentation mathématique, il faut considérer que le peintre est un présentateur et que l'effet miratoire qui domine toutes les représentations a au moins le mérite de ne pas être méconnu par lui. Cet effet reconnu est utilisé au niveau du choix du sujet, quand il extrait un groupe de personnes pour figurer une scène, puis quand il isole une personne dont il fait le portrait, puis en s'attachant au regard qui fascine.

On a maintes fois discuté de la question de savoir si le peintre faisait son propre portrait ou celui de la personne qui posait, mais ce type d'alternative est l'indice d'un enfermement dans le mirage aussi suspect que la distinction de l'écoulement laminaire ou turbulent, comme l'indice irrécusable qu'il n'est pas tenu compte de ce qui n'est ni l'un ni l'autre: la relation des objets avec l'ensemble.

Le pouvoir qu'exerce l'image sur l'image est distinct du processus intellectuel d'abstraction et d'illustration. Il obéit à d'autres règles où la ressemblance s'impose à l'esprit sans intervention de la raison. C'est une illusion d'optique. C'est ainsi, par exemple, que l'image diffusée par la converture de "The Economist", le journal économique le plus lu dans le monde, s'apparente par ses caractéritiques graphiques à l'image de la prison d'Abou Gharib, qui, elle aussi, avait fait le tour du monde, et que la première image est susceptible d'évoquer. Un caricaturiste pourrait aussi porter l'affaire Betttencourt sur le régistre de l'image en figurant l'un ou l'autre de ceux qui courent après son argent tenu en laisse.

La laisse qui ne figure pas sur l'image de l'hebdomadaire britannique attire l'attention sur ce qui n'est pas dit: il s'agit de l'obéissance. Le sujet est mur pour émerger. L'argent n'est plus un mythe religieux: il est ce qui produit l'obéissance de l'homme tenu en laisse..