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21 septembre 2012

LA TOUCHE DU PEINTRE ET LA PHRASE DE L'ÉCRIVAIN

1879 83 La mer près de l'Estaque

Ce qui me frappe le plus dans la peinture de Cézanne, c'est qu'elle n'arrive à rien. Je ne sens pas cette impuissance comme un défaut, mais comme un inachèvement qui invite à prendre le relais et à continuer l'œuvre commencée, et je comprends la célébrité tardive de ce peintre comme le résultat d'une œuvre qui inspire plus qu'elle ne charme.

Le tableau intitulé "La mer près de l'Estaque" est fortement composé. L'encadrement par le bouquet d'arbres à gauche et les rochers à droite est complèté et renforcé par de larges bandes horizontales en haut et en bas délimitées par la ligne d'horizon entre le ciel et la mer et par la ligne qui sépare un premier plan édétaché du reste du tableau.

Mais cette composition est banale comme celle d'une carte postale et l'œil ne s'y attarde pas. Comme les détails sont imperceptibles, il ne s'y intéresse pas, et il est attiré par ce qui lui parait bizzare : ces rayures parralèles, généralement obliques mais verticales dans la zône centrale, qui couvrent une grande partie du tableau. Particulièrement accentuées dans le feuillage du bouquet d'arbres de gauche, ces rayures ne paraissent pas nécessaires à la figuration. A quoi servent-elles ?

On sait les empoignades de rapins au café Guerbois à propos du feuillage des arbres : faut-il dessinner les feuilles ou pas. Mais quand le spectateur ne voit plus la feuille, il voit la touche, et dans ce tableau, les touches du pinceau de Cézanne se juxtaposent comme des tuyaux d'orgue. Elles semblent dessinnées.

A ce stade la peinture de Cézanne n'est arrivée à  rien, mais son inachèvement maintient la tension, ce qui vivifie la querelle éternelle des Anciens et des Modernes. Comme pour Delacroix, et dans le sillage de son œuvre, on est dans le mouvement, où le dessin ne peut pas se fixer ni s'établir. Il parait toujours bougé et l'intérêt se porte sur la couleur, ce qui fera jaillir les fauves qui se feront les dents sur la couleur comme des adolescents jusu'à ce que des échecs répétés retournent leur ardeur vers la forme et engendre le cubisme.

Entre tmps, l'idée de détacher la couleur de l'objet conduit forcément à penser une peinture abstaite, mais l'idée d'organiser un dialogue de couleurs sur le tableau n'abolit pas la nécessité d'une forme qui contienne la couleur, et comme on passe d'une couleur à une autre par un nouveau coup de pinceau, c'est la touche qui fournit cette forme en laissant sa trace. Mais les rayures parralèles qui couvrent ce tableau n'ont aucun intérêt et il n'est pas étonnant que le peintre veuille s'en débarrasser et que, dans d'autres œuvres, il supprime la touche en étalant les couleurs au couteau.

Cet épisode bizarre dont porte témoignage le tableau de Cézanne a attiré notre attention sur la touche. Or la phrase dont se sert l'écrivain est encore bien plus contraignante que la touche dont se sert le peintre. Elle moule la pensée qu'elle enveloppe et impose que cette pensée prenne une forme linéaire et orientée Sinon l'auditeur ou le lecteur ne pourraient plus suivre, il aurait "perdu le fil". Et comme on ne peut ni parler ni écrire sans utiliser de phrases, si on oublie cette contrainte, on risque de se laisser conduire par elle comme un cavalier assoupi se laisse conduire par son cheval.

Mais tandis que le problème que pose l'usage de la touche se rencontre exceptionnellement, celui que pose l'usage de la phrase se pose plusieurs centaines de fois par jour, chaque fois qu'on entend parler ou qu'on lit. Et les gens se divisent en deux catégories : ceux qui automatiquement et systématiquement pèsent, rectifient et relativisent ce qu'ils entendent ou qu'il lisent, et ceux qui l'avalent.

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Commentaires
S
c'est bon
J
Très beau texte, très beau texte. Une petite pièce parfaitement lapidée, une pierre de touche pour comprendre les modernes. SVP, Écrivez plus !<br /> <br /> <br /> <br /> Jonas
conversation
  • Croire comprendre est seulement avoir l'impression de reconnaitre quelque chose de déjà connu, tandis que déclarer ne pas comprendre indique qu'on a essayé de comprendre et mérite que j'explique.
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