LE CADRE
Un cadre rectangulaire
découpe l'espace en trois dimensions: avant même qu'on aie pu entrevoir la moindre chose, le cadre a décidé qu'on ne verrait qu'une image plate . Bien des sujets ne s'accommodent pas de ce type d'analyse et les cubistes sentaient cette difficulté, mais butaient devant l'obstacle, le mettaient en avant, l'arboraient, et ne le franchissaient pas.
Au contraire, un cadre rond ou ovale permet une vision en profondeur. Ainsi dans le tondo Doni de Michel-Ange. Mais cela n'exclut pas de ressentir de l'angoisse en regardant dans un puits et Samain raconte :
Il est des nuits de doute, où l'angoisse vous tord,
Où l'âme, au bout de la spirale descendue,
Pâle et sur l'infini terrible suspendue,
Sent le vent de l'abîme, et recule éperdue !
Il est des nuits de doute, où l'angoisse vous tord,
Et, ces nuits-là, je suis dans l'ombre comme un mort.
Je retrouve cette angoisse dans les œuvres de San Szafran, le peintre des escaliers. Le vertige revient comme un thème imposé. En se mettent eu travail, il entre dans cette angoisse, un peu, beaucoup, ou pas du tout, selon le jour.
Et pourtant, il est incontestable que la forme ronde se lie à la douceur et à l'harmonie, receille leur substance, l'épaissit et la diffuse. On le voit dans la Madone du Connétable peinte par Raphaël en 1504, et dans la Madone à la chaise peinte 10 ans plus tard cet encadrement serre de si près l'image qu'il fait corps avec elle. Et pourtant, si on regarde de plus loin, la forme ronde n'est pas développée ni exaltée. Au contraire, elle s'insère dans un cadre en or qui la déborde et la noie.
Mais c'est un tableau de Bastien Lepage qui est à l'origine de ces réflexions. Le tableau représente un pont de Londres. Et si les escaliers de Sam Szafran, ou les madones de Raphaël sont des sujets imposés où le vertige ou la tendresse maternelle se répètent, il en va de même du pont chez les impessionnistes, comme le pont d'Argenteuil que Monet a peint 7 fois en 1714. Ce n'est pas toujours très heureux, et quand Caillebotte s'y met avec un cadrage assez proche du tableau de Bastien Lepage, je trouve que l'acharnement à produire un effet "impressionniste" avec ce sujet est ridicule. Bastien Lepage ne tombe pas dans ce panneau et produit un effet inattendu. Tout le monde n'y est pas sensible et c'est bien ce qui m'intéresse. Peut-être que ma sensibilité se rapproche de celle des vaches ?