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23 janvier 2007

La vie en ville

Nerval raconte dans son Voyage en orient son passage par Vienne

"Tu sais avec quelle rapidité et quelle fureur d’investigation je parcours les rues d’une ville étrangère, de sorte que le métier des espions n’a pas dû être facile à mon endroit. Enfin, j’ai fini par remarquer un particulier d’un blond fadasse,  qui paraissait suivre assidûment les mêmes rues que moi. Je prends ma résolution ; je traverse un passage, puis je m’arrête tout à coup, et je me trouve, en me retournant, nez à nez avec le monsieur qui me servait d’ombre. Il était fort essoufflé.
« Il est inutile, lui dis-je, de vous fatiguer autant. J’ai l’habitude de marcher très-vite, mais je puis régler mon pas sur le vôtre et jouir ainsi de votre conversation. »
Ce pauvre homme paraissait très-embarrassé ; je l’ai mis à son aise, en lui disant que je savais à quelles précautions la police de Vienne était obligée vis-a-vis des étrangers, et particulièrement des Français; demain, lui ajoutai-je, j’irai voir votre directeur et le rassurer sur mes intentions. L’estafier ne répondit pas grand’chose et s’esquiva en feignant de ne point trop comprendre mon mauvais allemand.
Pour t’édifier sur ma tranquillité dans cette affaire, je te dirai qu’un journaliste de mes amis m’avait donné une excellente lettre de recommandation pour un des chefs de la police viennoise. Je m’étais promis de n’en profiter que dans une occasion grave. Le lendemain donc je me dirigeai vers la Politzey-direction.
J’ai été parfaitement accueilli : le personnage en question, qui s’appelle le baron de S***, est un ancien poëte lyrique, ex-membre du Tugendbund et des sociétés secrètes, qui a passé à la police, en prenant de l’âge, à peu près comme on se range, après les folies de la jeunesse…Beaucoup de poëtes allemands se sont trouvés dans ce cas. A Vienne, du reste, la police a quelque chose de patriarcal qui explique mieux qu’ailleurs ces sortes de transitions.
Nous avons causé littérature, et M. de S***, après s’être assuré de ma position, m’a admis peu à peu dans une sorted’intimité.
« Savez-vous, m’a-t-il dit, que vos aventures m’amusent infiniment ?

— Quelles aventures ?
— Mais celles que vous racontez si agréablement à votre ami, et que vous mettez ici à la poste pour Paris.
— Ah ! vous lisez cela?
— Oh ! ne vous en inquiétez pas ; rien dans votre correspondance n’est de nature à vous compromettre. Et même le gouvernement fait grand cas de ceux des étrangers qui, loin de fomenter des intrigues, profitent avec ardeur des plaisirs de la bonne ville de Vienne »
Il finit par m’engager à venir, quand je le voudrais, lire les journaux de l’opposition à la Police... attendu que c’était l’endroit le plus libre de l’Empire... On pouvait y causer de tout sans danger.
Vienne me fait entièrement l’effet de Paris au dix-huitième siècle, en 1770, par exemple, et moi-même je me regarde comme un poëte étranger, égaré dans cette société mi-partie d’aristocratie brillante et de populaire en apparence insoucieux.
Ce qui manque à la classe inférieure viennoise pour représenter l’ancien peuple de Paris, c’est l’unité de race. Les Slaves, les Magyares, les Tyroliens, Illyriens et autres sont trop préoccupés de leurs nationalités
diverses, et n’ont pas même le moyen de s’entendre ensemble, dans le cas où leurs principes se rapprocheraient. De plus, la prévoyante et ingénieuse police impériale ne laisse pas séjourner dans la ville un seul ouvrier sans travail. Tous les métiers sont organisés en corporations ; le compagnon qui vient de la province est soumis à peu près aux mêmes règles que le voyageur étranger. Il faut qu’il se fasse recommander par un patron ou par un habitant notable de la ville qui réponde de sa conduite ou des dettes qu’il pourrait faire. S’il ne peut pas offrir cette garantie, on lui permet un séjour de vingt-quatre heures pour voir les monuments et les curiosités, puis on lui signe son livret pour toute autre ville qu’il lui plaît d’indiquer et où les mêmes difficultés l’attendent. En cas de résistance, il est reconduit à son lieu de naissance, dont la municipalité devient solidaire de sa conduite et le fait généralement travailler à la terre, si l’industrie chôme dans les villes."

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  • Croire comprendre est seulement avoir l'impression de reconnaitre quelque chose de déjà connu, tandis que déclarer ne pas comprendre indique qu'on a essayé de comprendre et mérite que j'explique.
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