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7 décembre 2006

A propos de "La lettre volée"

1 - Ce qui m'intéresse dans cette affaire, ce n'est pas tant l'histoire qu'a raconté Poe, mais le sort qu'on lui a faite, autrement dit la faveur dont bénéficie l'explication de Dupin et tous les commentaires auxquels elle a donné lieu, comme si cette explication avait valeur de compréhension et par surcroit un caractère général qui autorise à la transposer pour chercher ailleurs des explications analogues. Ainsi l'explication n'ayant  plus valeur compréhensive mais éducative, devient le modèle d'une sorte de complicité dans le jeu du gendarme et du voleur.
L'artifice auquel recourt Poe dans la présentation de cette "histoire extraordinaire" consiste à limiter la recherche de la vérité à la découverte d'un objet. Quand l'objet a été trouvé, la recherche de la vérité s'arrête. Ainsi, la découverte de l'objet prend la signification et la valeur d'une preuve qui valide l'explication et la transforme en cause. On ne peut faire plus court.

2 - Balzac ouvre un horizon beaucoup plus large et insèrant un conte dans un roman qui, lui-même s'insère dans une comédie humaine qui englobe de nombreux romans. Et, au moment où le conte inséré se rapproche de la problématique du conte de Poe, Balzac écrit, à propos du juge d'instruction Popinot (1): "Et il continua de frapper le bord de sa table avec son couteau d'ivoire, pendant que son greffier copiait la lettre d'Esther. Combien de bizarreries dans l'usage de nos facultés! Camusot supposait tous les crimes possibles, et passait à côté du seul que le prévenu avait commis, le faux testament au profit de Lucien." L'auteur, qui est ici le maître du jeu, suggère au lecteur que Popinot a réellement trouvé la vérité puisqu'il la reproduit en faisant recopier la lettre d'Esther comme Vautrin a fait confectionner un faux testament:: "Trouve une lettre d'Esther pendant que je vais écrire un testament en bonne forme, et tu porteras à Girard le modèle de testament et la lettre; mais qu'il se dépêche, il faut glisser le testament sous l'oreiller d'Esther avant qu'on ne mette les scellés ici." (2)
Or, la lettre d'Esther que le juge d'instruction fait recopier par l'huissier est ce qui devrait mettre le juge sur la piste du faux testament en ce qu'elle contient ce que dit le testament (déclaration d'amour et de suicide), mais pas le testament. Il n'y a pas besoin de dire la même chose deux fois et la répétition a quelque chose de bizarre qui "frappe" le juge ("il continua de frapper le bord de la table avec son couteau d'ivoire").
Balzac, qui, pour écrire, buvait plus de café et moins d'alcool que Poe, cherche plus à expliquer qu'à stupéfier, et ne joue pas de l'énigme; il montre l'égarement. Alors que Poe joue sur une seule spéculation, Balzac en attribue beaucoup au juge d'instruction Popinot, et des plus subtiles (4). Il n'est pas en dehors de la vérité comme le préfet de police de Poe, mai au bord de celle-ci. Une seule spéculation est bloquée et ne lui vient pas à l'esprit alors même qu'il en est saisi. Cela produit un monde beaucoup plus réel et beaucoup moins fantastique que celui de Poe, parce que Balzac fait intervenir l'entourage, par exemple la femme du juge: "Au momentdui diner, de retour chez elle, elle avait pris à part son mari dans sa chambre à coucher..."(3)
C'est ce qui permet à Balzac d'aller beaucoup plus loin que Poe dans l'analyse, mais pas dans l'art, et cela montre qu'ici l'art est le contraire de l'analyse, non en ce qui concerne le talent de l'auteur, mais en ce qui concerne son dessein et le rôle qu'il donnne au lecteur, et par contrecoup à lui même en tant que remplissant une fonction sociale. La convention tacite auteur/lecteur n'est pas la même. On pourrait presque dire que Poe s'adresse au critique plus qu'au lecteur, en l'invitant à compléter son propos, pour faire vivre un petit monde de gendelettres qui foisonne et pullulle, mais que Balzac traverse et bafoue, justement dans le roman précédent, "Les illusions perdues", dans sa deuxième partie.

3 - Ce problème de la traversée des médias pour atteindre directement le lecteur est bien mis en vue et en arrive à un paroxysme dans l'élection présidentielle quand il s'agit pour un candidat de passer à côté (para) de ce qui s'interpose et jette de la poudre aux yeux (les partis, les médias). En regardant cette élection comme un spectacle, on y voit Ségolène Royal, puis François Bayrou aux prises avec ce problème, tout comme dans le roman de Balzac le juge Popinot pour faire son instruction. "Si tu peux envoyer ce petit fat de Lucien de Rubempré en Cour d'assises, et qu'on obtienne une condamnation contre lui, lui dit-elle à l'oreille, tu seras conseiller à la Cour royale..."), à quoi Popinot répond  à sa femme "Et comment?", et seulement ensuite: "Ne te mêle pas des affaires du Palais".
Et c'est alors qu'on va plus loin quand Camusot réplique à sa femme qui lui propose une occasion de se distinguer:
- "Nous nous distinguons tous les jours, en faisant notre devoir
- Tu iras loin, si tu es magistrat partout, même avec ta femme, s'écria madme Camusot. Tiens, je t'ai cru niais, mais aujourd'hui je t'admire...
Le magistrat eût sur les lèvres un de ces sourires qui n'appartiennent qu'à eux, comme celui des danseuses n'est qu'à elles"

Ce passage au sourire avec la distinction du sourire masculin et du sourire féminin pourrait être encore approfondi en examinant le sourire d'Oscar Wilde écrivant "Un mari idéal". Mais Balzac ne vit pas dans l'Angleterre victorienne et la bienveillance qui inspire de sourire ne s'adresse pas à celui qui se trompe lui-même en se mentant à lui-même, elle s'adresse à celui qui est trompé à son insu par le cas qu'il fait du jugement des autres. Si "Je t'admire" le fait sourire, c'est parce que la phrase qui commence par "Tu iras loin" se raccorde à des ambitions par procuration. Ce que Balzac esquisse ainsi est encore une fois amplifié et poussé au paroxysme par la grotesquerie de Mr Hollande qui prétend réaliser son ambition en l'exerçant par procuration au moyen d'un appareil. Ce grossissement nous fait sortir de l'atmosphère des romans de Balzac pour passer à celle d'Ubu roi.
Or ce grossissement est le fait des médias, tout comme la notoriété du conte d'Edgard Poe sur La lettre volée est le fait des commentateurs.
Or s'il y a, comme on dit "quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark", c'est assurément aujourd'hui, l'abus du commentaire.

4 - Comme on me parlait d'un enfant qui n'avait pas de très bonnes notes en classe, mais qui était doué et brillant en musique, j'ai imaginé qu'il percevait l'atmosphère qui l'entourait comme une agitation trépidante et agaçante qui ne le concernait pas et dont la musique isolait et préservait. Comme on me précisait qu'il n'arrivait pas à s'intéresser à un personnage quelconque d'une autre époque, également quelconque, j'ai imaginé que la traversée de cette agitation de commentaires qui brouillent et éloignent du contact direct pourrait réussir avec un auteur qui raconte une histoire poignante avec une écriture simple et lui ai envoyé les Cahiers du capitaine Coignet, histoire d'un enfant abandonné qui survit comme ouvrier agricole, et revient comme tel travailler chez ses parents qui ne le reconnaissent pas, puis se tire d'affaire en soignant et dressant des chevaux vendus à l'armée, puis s'engage, devient le premier décoré de la légion d'honneur, puis officier dans l'armée de Napoléon, puis apprend à lire, et après la chute de l'empire épouse une coiffeuse et raconte ses souvenirs dans les cafés d'Auxerre, car ce genre de textes ne donne pas prise aux structuralistes ou antistructuralistes, ni aux modernistes, ni post-modernistes, il se lit directement.

(1)Splendeurs et misères des courtisanes, La torture moderne, mélancolie particulière aux juges d'instruction
(2) id 40 pages plus haut A combin l'amour revient au vieillards, Un adieu
(3) id Le juge d'instruction dans l'embarras
(4) "La manière dont il vient de peindre son dévouement à son fils (si c'est son fils), me ferait croire qu'il s'est trouvé dans la maison de cette fille pour veiller au grain; et, ne se doutant pas que l'oreiller de la morte cachait un testament, il aura pris, pour son fils, les sept cent cinquante mille francs, par provision!... ",

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  • Croire comprendre est seulement avoir l'impression de reconnaitre quelque chose de déjà connu, tandis que déclarer ne pas comprendre indique qu'on a essayé de comprendre et mérite que j'explique.
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